Écrire en plusieurs langues, se traduire soi-même, se faire traduire : l’œuvre de Leta Semadeni – poésie, prose courte, romans et livres pour enfants – s’engendre et existe dans une mise en écho de plusieurs langues. Ses poèmes, rassemblés dans six recueils, ont été publiés dans des revues littéraires et des anthologies de toutes les régions linguistiques de Suisse, mais aussi en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, en République tchèque et en Lituanie. Tous ou presque sont nés en deux versions linguistiques, une romanche et une allemande. Il ne s'agit pourtant pas de traductions, mais de créations linguistiques propres qui se répondent dans un dialogue empruntant aux ressorts stylistiques et ludiques de l’une et l’autre langue. La force poétique ne réside pas seulement dans le texte lui-même, mais aussi dans la tension entre ses deux versions. Des traductions en français, en italien, en anglais, en albanais ou en islandais élargissent cet espace sémantique et poétique à un plus vaste champ d’expérimentation de l’expression littéraire : les barrières linguistiques et les limites du dicible et du traduisible sont explorées et exploitées comme autant de moyens poétiques.
Le dénominateur commun des œuvres de l’écrivaine engadinoise, quel que soit leur genre littéraire, est la présence d’animaux et l’importance qui leur est donnée. « Adüna darcheu / aintran / luotin / bes-chas / aint in meis destin », « Toujours / un animal / traverse mes textes », lisons-nous dans le poème Bes-chas / Tiere. Les animaux sont au cœur de nombreux poèmes, ils sont tantôt des vis-à-vis concrets, tantôt des êtres fabuleux. Ils apparaissent dans les rêves, donnent de l’épaisseur aux pensées et aux émotions. Ce tête-à-tête intense avec les animaux débouche sur une identification profonde, un désir de fusion des âmes qui peut aller jusqu’à la métamorphose réelle ou fantasmée : « Dans ma vie de renard / j’étais tout et tout / était moi ». On peut y voir une quête, une aspiration à la plénitude d’un être doté de sens en éveil et d’une intuition fine, le désir d’être « toujours » uniquement là où « la patte touche la terre ». Il pourrait aussi s'agir d'une profession de foi poétique : l’écriture repose sur l’attention au détail et la réduction à l’essentiel, qui sont aussi l’effet que la poésie produit sur le lecteur. La concision de la langue et l’omniprésence du bestiaire se retrouvent également dans les livres pour enfants de Semadeni et dans ses œuvres en prose Tamangur (2015) et Amur, grand fleuve (2022), parues en allemand. Les animaux jouent un rôle fondamental dans les intrigues de ces romans-collages. Traduites pour certaines en français, en italien, en espagnol, en tchèque, en anglais et en russe, les œuvres en prose de Semadeni trouvent également un écho dans d’autres espaces linguistiques.
Avec sa façon originale de travailler et de poétiser le bilinguisme et le plurilinguisme, Leta Semadeni élabore une œuvre qui transcende les genres et s’adresse à un large public avec deux livres pour enfants et un recueil de poésie pour enfants publié par l’Œuvre suisse des lectures pour la jeunesse (OSL) et récompensé par le prix Josef Guggenmos. Son œuvre aux multiples facettes occupe une place importante dans la littérature romanche, suisse et de langue allemande.