Jean Widmer

Video: Gina Folly
Schnitt: Miriam Leonardi
Musik: Erik Satie Gymnopedie No 1 von Kevin MacLeod|CC by 3.0
 

Jean Widmer, 1929

Graphiste et directeur artistique, Paris

Jean Wid­mer (né en 1929) est un gra­phiste et di­rec­teur ar­tis­tique qui tra­vaille à Paris. Il a étu­dié à la Kunst­ge­wer­bes­chule à Zu­rich, sous la di­rec­tion de Jo­hannes Itten, avant de dé­mé­na­ger à Paris avec d'autres gra­phistes suisses qui al­laient in­fluen­cer le gra­phisme fran­çais de la se­conde moi­tié du ving­tième siècle. Jean Wid­mer a été di­rec­teur ar­tis­tique des Ga­le­ries La­fayette et du ma­ga­zine Jar­din des Modes ; il a ré­vo­lu­tionné leurs concepts gra­phiques. Les af­fiches qu'il a créées plus tard pour le Centre de créa­tion in­dus­trielle pos­sé­daient un style ca­rac­té­ris­tique. Il a en­core dé­ve­loppé ce style quand il a conçu l'iden­tité vi­suelle du Centre Pom­pi­dou et celle d'autres ac­teurs cultu­rels à Paris et lors­qu'il s'est oc­cupé de la si­gna­lé­tique des au­to­routes fran­çaises et de la si­gna­lé­tique tou­ris­tique dans tout le pays.
La Confé­dé­ra­tion dé­cerne un Grand Prix suisse de de­sign à Jean Wid­mer. Elle le ré­com­pense ainsi pour la per­ti­nence fon­da­men­tale de son tra­vail et de sa car­rière, pour son im­por­tante contri­bu­tion à l'en­sei­gne­ment du gra­phisme en France et pour son rôle de pion­nier au sein d'une gé­né­ra­tion de gra­phistes suisses qui ont pro­fon­dé­ment mar­qué le gra­phisme eu­ro­péen du 20e siècle.

Essai

Le réel ou la couleur du citron

Hans Wid­mer entre en 1946 à la Kunst­ge­wer­bes­chule de Zu­rich, di­ri­gée par Jo­hannes Itten, grand maître de la cou­leur au Bau­haus. La re­la­tion du fonc­tion­na­lisme et de l'art, de l'art et des arts ap­pli­qués ; les dis­tinc­tions entre ar­tistes, ar­ti­sans, de­si­gners ; les liens avec l'in­dus­trie et une pro­duc­tion de masse font tou­jours débat. L'his­toire est en marche. « Ar­rivé à Paris avec le désir d'être un ar­tiste » (1)? le jeune Wid­mer évo­lue et de­vient « un de­si­gner gra­phique ». Si la France en est en­core à « l'es­thé­tique in­dus­trielle », les choses sont claires à Zu­rich : art et de­sign ne sont pas iden­tiques mais peuvent conver­ger selon le mo­ment et la mis­sion qu'ils s'as­signent ou qui leur a été as­si­gnée.

Hans de­vient Jean mais garde l'Hel­vé­tica
On peut bé­né­fi­cier d'un hé­ri­tage fa­bu­leux, re­ce­voir une for­ma­tion sans pa­reille et n'être qu'un âne si le ta­lent, l'in­tel­li­gence, la grâce et le goût d'écou­ter sont ab­sents. Jean Wid­mer se ré­fère vo­lon­tiers à un adage de son père : « Sa­voir faire et faire soi-même » qui oblige à agir et à ne ja­mais né­gli­ger ce qui peut agran­dir le monde. Réa­li­ser des vi­trines et conce­voir des pa­piers de bon­bons et des bla­sons dorés pour « La Mar­quise de Sé­vi­gné » ouvre la longue marche. Il pos­sède une forme d'hos­pi­ta­lité et un hu­mour per­met­tant de dé­ce­ler en cha­cun un ap­port et un ac­cueil. Il cultive l'art de la ren­contre. Peu de créa­teurs ont su réunir au­tour d'eux au­tant de ta­lents et de com­pli­ci­tés. Avec Fred Schne­cken­bur­ger, ma­rion­net­tiste, met­teur en scène et grand col­lec­tion­neur d'af­fiches, il dé­couvre son men­tor : « J'étais conscient de re­ce­voir une se­conde édu­ca­tion. C'était mon maître à pen­ser ». Ami de Peter Knapp, par deux fois il lui suc­cède. Il conti­nue d'ap­prendre à New York, sur la photo et le concept nar­ra­tif avec le maître de la di­rec­tion ar­tis­tique Alexy Bro­do­witch. Il réunit ainsi les élé­ments d'une syn­thèse créa­trice ; ob­serve par exemple que chaque sta­tion du métro de Mexico à un sym­bole unique afin d'orien­ter les anal­pha­bètes. Il s'en sou­vien­dra à l'heure des au­to­routes fran­çaises. Ceux qui ont tra­vaillé avec Jean ont connu son at­ten­tion de vigie. « Vous êtes ‘fou' mais joyeu­se­ment ! » lui écri­vait Do­mi­nique Bozo ; Margo Rouard no­tait « le re­gard vif et le geste lent » et je sa­luais son « doux en­tê­te­ment ». J'aime quand il dé­clare « La com­bi­nai­son entre une saine for­ma­tion suisse et ‘l'es­prit fran­çais' m'a beau­coup sti­mulé ». C'est bien la « com­bi­nai­son » qui ex­hausse le goût et fait per­ce­voir une basse conti­nue, une échap­pée par où l'air du temps et l'ima­gi­na­tion donnent à la règle son jeu. Pour Itten la cou­leur du ci­tron pas­sait par le corps et il de­man­dait à ses élèves de man­ger un ci­tron avant de la dé­crire et l'étu­dier. Il de­vrait en être ainsi de toute ré­flexion sur le réel (2) ; par où passe-t-il et quelles sont ses cou­leurs ?

L'éco­lo­giste de l'image
De 1955 à 1969 le che­min est pro­pé­deu­tique. Avec Jacques de Pin­dray, qui lui confie la di­rec­tion ar­tis­tique de l'agence, Wid­mer ébauche son ter­ri­toire, exalte la photo du corps en mou­ve­ment, crée avec Kor­ri­gan et son logo sa pre­mière iden­tité vi­suelle, dé­couvre des ta­lents émer­gents. Aux Ga­le­ries La­fayette il veut « Li­bé­rer le temple pa­ri­sien de l'in­con­tour­nable mar­chan­dise », ré­cu­ser la pu­bli­cité sur l'ob­jet et le prix, im­po­ser l'idée de col­lec­tion en créant des « images at­mo­sphé­riques ». Las, de très belles an­nonces res­tent « sans suite » car « ne cor­res­pon­dant pas à ce qu'at­tend la clien­tèle » ! La li­berté ap­proche avec Le Jar­din des Modes, pas­sant du tri­cot pour dames à la mo­der­nité joueuse d'un jour­nal de femmes, sa­chant avec es­prit in­for­mer et sur­prendre. Wid­mer y de­vient lui-même pho­to­graphe et convie les ta­lents les plus at­mo­sphé­riques. A par­tir de 1960, il met en place un en­sei­gne­ment du gra­phisme à la de­mande de Jacques Adnet di­rec­teur de l'EN­SAD. Jus­qu'en 1996, il af­fi­nera ce pro­jet, dé­fi­nira un tronc com­mun, ap­pel­lera une équipe ( dont un fort ba­taillon suisse ) cou­vrant les mé­tiers du gra­phisme pour abou­tir au « dé­par­te­ment de la com­mu­ni­ca­tion vi­suelle ». Ainsi réunit-il la règle et le jeu, « l'en­sei­gne­ment ob­jec­tif » à l'école et sa créa­tion au sein de son agence.
On me par­don­nera d'adop­ter ici un ton per­son­nel, mais en oc­tobre 1969, le Centre de Créa­tion In­dus­trielle dont j'ai pro­posé la réa­li­sa­tion à Fran­çois Ma­they ouvre au sein du musée des arts dé­co­ra­tifs. Je connais Jean et ad­mire son tra­vail. En juin 1969, je lui pro­pose de conce­voir avec ses étu­diants 21 af­fiches pour le CCI. Il fera cela seul et très vite ; les étu­diants sont en va­cances. C'est le plus beau ca­deau qu'on m'ait ja­mais fait. Le gra­phisme mi­ni­ma­liste ne re­pré­sente pas l'ob­jet ex­posé. Ce qui est perçu ren­voie à une iden­tité glo­bale, une fa­mille, un plai­sir sen­sible et men­tal. Je ne suis sans doute pas ob­jec­tif mais ces af­fiches marquent un abou­tis­se­ment ma­gis­tral de l'ex­pres­sion gra­phique. A par­tir de là s'en­chaînent les réa­li­sa­tions de la ma­tu­rité. L'ar­chi­tecte des So­cié­tés d'Au­to­routes a vu les af­fiches du CCI et sol­li­cite Jean. Ré­ponse im­mé­diate, lent tra­vail sur la forme pour ar­ri­ver à l'es­sence, à l'épu­re­ment, au pic­to­gramme. Un mo­dèle uni­ver­sel. Hies­tand et Wid­mer s'as­so­cient et sont lau­réats en 1974 du concours in­ter­na­tio­nal pour l'iden­tité vi­suelle et la si­gna­lé­tique du Centre Pom­pi­dou. La leçon est ma­gis­trale, qui har­mo­nise l'en­semble des fac­teurs ac­tifs par la prise en compte de la di­ver­sité des dé­par­te­ments (code cou­leur), de la flui­dité des dé­pla­ce­ments et re­pé­rages (ty­po­gra­phie ori­gi­nale d'Adrian Fru­ti­ger, lec­ture ver­ti­cale des pan­neaux as­su­rant une ri­gueur spa­tiale et la plus grande flui­dité. La ver­ti­ca­lité n'a mal­heu­reu­se­ment ja­mais été vrai­ment res­pec­tée !) et de l'af­fir­ma­tion de l'ar­chi­tec­ture au tra­vers du su­perbe logo, que des­sine Jean Wid­mer et qui fera le tour du monde. Un nou­veau pré­sident croira en 2000 que son ar­ri­vée lais­sera une trace s'il aban­donne le logo. Pé­ti­tion, pro­tes­ta­tions, la me­nace est écar­tée. Le Musée d'Or­say, le Jeu de Paume, l'Ins­ti­tut du Monde arabe, la Bi­blio­thèque de France, le Mu­séum na­tio­nal d'his­toire na­tu­relle, la Ville de Ber­lin... par­achèvent cet élan. Jean Wid­mer fait l'his­toire.
L'uti­lité pu­blique élar­git son champ d'ac­tion : « Les rap­ports avec un uni­vers es­sen­tiel­le­ment mar­chand ne m'in­té­ressent pas ». L'image doit être du­rable et por­ter la consis­tance plu­tôt que l'ap­pa­rence. Elle s'ins­crit dans un en­semble for­mant lan­gage et iden­tité. Elle est com­po­site, por­tant en elle le sens et le sen­sible, l'usage et l'éco­no­mie, le temps et l'es­pace. Elle est trans­mis­sible et donc re­ce­vable par cha­cun. Le texte et l'image s'y unissent en « une concep­tion heu­reuse » à par­tir de la re­cherche et du des­sin. Il faut don­ner du temps au temps pour ar­ri­ver à la « forme de la sim­pli­cité ». Less is more. Im­po­ser au client ce temps et ses re­traits pour ar­ri­ver à la jus­tesse né­ces­site une belle éner­gie. Sou­vent le gra­phiste de­mande au client « Qu'est-ce que vous vou­lez ? C'est une ques­tion que je ne veux pas en­tendre ».

Du­rant ce long temps Jean Wid­mer a créé des images fai­sant sens, obéis­sant à la rai­son et per­sis­tant à pro­duire une es­thé­tique, une maî­trise « ar­tis­tique » in­duite et ja­mais dé­co­ra­tive. Il a puisé aux sources vives du Bau­haus et de de Stijl sa propre ex­pres­sion et n'a ja­mais cessé de peindre et de « construire » un art néo-plas­ti­cien dans ses formes et ses cou­leurs. Au­jour­d'hui, à par­tir du des­sin, il aborde la troi­sième di­men­sion et créé des sculp­tures en­ve­lop­pant l'es­pace et lui don­nant forme. De­si­gner, gra­phiste, ar­tiste, plei­ne­ment.
Fran­çois Barré
Ver­sion ori­gi­nale
(1) Sauf in­di­ca­tion, les ci­ta­tions sont les pro­pos de Jean Wid­mer pro­ve­nant de son en­tre­tien avec Margo Rouard lors de l'ex­po­si­tion du Centre Pom­pi­dou Jean Wid­mer, gra­phiste, un éco­lo­giste de l‘image, 1995.

(2) L'af­fiche du CCI conçue par Jean Wid­mer pour l'ex­po­si­tion Cou­leur, 1975, donne à voir le jaune en vio­let, l'orange en bleu et le vio­let en jaune.