En ce début d’année 2024, alors que Dorothea Trottenberg reçoit ce prix, pas moins de deux traductions signées de sa plume paraissent, ce qui est bien plus qu’un heureux hasard : c’est la preuve de la constance et de l’excellence de son travail. Vladimir Sorokine (dont elle donne une version allemande du Doktor Garin, roman d’aventures dystopique) est l’un des auteurs russes contemporains les plus importants. Sa notoriété et sa popularité dans l’aire germanophone doivent beaucoup à la brillante traduction de Dorothea Trottenberg, pour laquelle elle a reçu en 2007 le Prix Christoph Martin Wieland – première distinction d’une longue série. Les œuvres de Sorokine sont de celles pour lesquelles la traductrice doit tout donner. Sa langue, truffée de citations classiques et de néologismes, passe d’un style et d’un registre à un autre, alterne accélérations et ralentissements. La deuxième traduction qui paraît en cette saison est tout aussi exigeante : il s’agit d’un recueil de nouvelles écrites par Ivan Bounine entre 1924 et 1926, intitulé en allemand Der Sonnenstich. C’est déjà le onzième volume des remarquables éditions complètes de Bounine qui paraissent aux éditions zurichoises Dörlemann, et dont Dorothea Trottenberg propose une nouvelle, voire une première traduction, éditée avec soin par son mari, le slaviste Thomas Grob. Si la langue de Sorokine déborde d’inventivité et de pétulance, Bounine, lui, pratique une écriture cristalline et néanmoins hautement poétique. Là encore, Dorothea Trottenberg sait trouver le ton juste. Sorokine (le plus important auteur russe aujourd’hui, dont l’œuvre perpétue la littérature classique russe) et Bounine (le premier écrivain russe à avoir reçu le prix Nobel de littérature, et dont les textes n’ont rien perdu de leur actualité) illustrent toute l’amplitude du travail de traductrice de Dorothea Trottenberg. Un travail qui comprend encore bien d’autres écrivaines et écrivains, dont beaucoup ont été découverts ou redécouverts par ses soins pour le public allemand, avec des contemporains comme Elena Tchijova, Andreï Guelassimov, Boris Akounine et Viktor Pelevine, des classiques comme Léon Tolstoï, Ivan Tourgeniev et Mikhaïl Boulgakov. Dorothea Trottenberg traduit avec autant de talent les écrits théoriques de Mikhaïl Bakhtine et Youri Lotman que les romans avant-gardistes de Sigismund Krzyzanowski. Cette fermeté sur ses appuis se retrouve dans l’équilibre professionnel qu’elle a construit : née en 1957 à Dortmund, Dorothea Trottenberg a obtenu un diplôme de bibliothécaire, puis a étudié la slavistique à Cologne et à Leningrad. Depuis 1989, elle vit en Suisse, où elle exerce comme traductrice littéraire indépendante, mais aussi comme conseillère spécialisée pour les langues et littératures slaves et d’Europe de l’Est à la Bibliothèque universitaire de Bâle. De nombreux voyages lui ont fait parcourir la Russie, ses grandes villes comme sa province. Dorothea Trottenberg possède donc tout ce dont une traductrice d’exception ne peut se passer : une vaste érudition, une assurance parfaite dans les langues source et cible, une bonne connaissance de l’histoire et de l’actualité, l’aptitude aux longues recherches méticuleuses. À cela s’ajoute une qualité bien à elle : une douce persévérance, fruit d’un sens affûté de l’orientation et d’une absence de compromis en matière artistique. Avec, en outre, une légèreté stupéfiante, acquise tout au long d’un travail acharné. Comme elle l’a dit un jour en faisant allusion à une longue tradition de traduction dans la culture russe, traduire revient aussi pour elle à ouvrir un peu plus notre « fenêtre sur la Russie ». Ces dernières années, nos relations avec la Russie sont devenues difficiles. Il est bon que quelqu’un comme Dorothea Trottenberg, avec le courage, la clarté et l’empathie qu’on lui connaît pour cette culture et ces gens, parvienne malgré tout à garder cette fenêtre ouverte.
Laudatio : Isabelle Vonlanthen