Kueng Caputo

Video: Marc Asekhame, Paris/Zürich
Cut: Max Wuchner, Paris
Photos: Marc Asekhame
Coordination: mille pages, Mirjam Fischer, Zürich
Statements by :
• Jörg Boner, Zürich
• Fabienne Stephan, Genève
• Samuel Fausch, Zürich
• Helen Pinkus-Rymann, Zürich
• Rodman Primack, Mexico City, New York, Aspen

Kueng Caputo

Dans le courant et à contre-courant

Sarah Kueng et Lovis Caputo travaillent ensemble depuis douze ans. Sous le nom de Kueng Caputo, elles ont ouvert un hôtel temporaire en carton, copié les travaux de leurs camarades d’études, fabriqué des tabourets à partir d’un mélange de sable et de mortier, donné au cuir l’aspect de la pierre, créé des effets d’ombres sur des objets en porcelaine, ennobli des briques en les enduisant d’émail, organisé des promenades invitant à deviser sur le design, conçu des objets « à faire soi-même » et elles sont actuellement en train de transformer ensemble une étable en appartement. Ce qui ressort d’abord de toute cette diversité, c’est l’amour de Kueng Caputo pour l’artisanat et leur ingéniosité mâtinée d’un humour haut en couleur. Mais il y aussi quelque chose de plus profond et de moins visible : le sérieux du questionnement. Elles ont fortement conscience des vagues et des ressacs du monde du design.

Un de leurs premiers projets communs a été leur travail pratique de diplôme à la Haute école des arts de Zurich en 2008, dans lequel elles abordaient la délicate question de la copie. « Dans le design, on vise toujours à faire quelque chose de nouveau, on ne veut surtout pas être copié, et pourtant, on parle constamment d’inspiration. Cette rhétorique paradoxale commence dès l’école », nous dit Lovis Caputo. Les deux étudiantes ont ainsi créé une série de répliques qui, chacune, isolaient et réinterprétaient un aspect spécifique des travaux de diplôme de leurs camarades d’études. Ces « copies » furent présentées à côté des originaux lors de l’exposition finale. « Il est vite apparu que cela donnait lieu à un dialogue entre les objets », explique Sarah Kueng. « Cela a permis de regarder de plus près les originaux, car nos copies en soulignaient des détails ». Copy a suscité la controverse au sein du jury du diplôme et n’a été reçu que de justesse comme travail de diplôme. Peu de temps après, le projet était récompensé par un autre jury, celui du Prix suisse de design de l’Office fédéral de la culture. On le voit, ce que certains considèrent comme allant trop à contre-courant peut, dans un autre contexte, être loué précisément pour cette même raison.

Le prix comportait notamment une résidence de six mois à New York. Lovis Caputo s’étant vu refuser son visa, elle a décidé de passer ces six mois au Japon. Le projet Copy a suscité un intérêt immédiat tant au Japon qu’aux Etats-Unis. A New York, le duo a été invité à exposer par la galerie d’art Salon 94, qui l’a ensuite accueilli dans son programme. Kueng Caputo se sont soudain retrouvées emportées dans le tourbillon du marché du design de collection, qui était alors en pleine émergence. Quelques années plus tard, une deuxième galerie, Etage Projects à Copenhague, présente également leurs travaux et le duo est régulièrement invité à exposer dans des galeries, des espaces, des musées, des foires et des biennales. C’est dans ce contexte qu’ont vu le jour les désormais célèbres séries Sand Chairs et Never Too Much.

Sur ce marché qui se caractérise par des pièces uniques ou des séries limitées, Kueng Caputo ont trouvé une voie indépendante, à l’écart de la production de masse. Aujourd’hui, le duo travaille encore en partie dans le segment haut de gamme. A preuve, la collection développée pour la maison de mode Fendi, qui a eu les honneurs de Design Miami en 2019. Mais avant même le tassement du marché du design de collection consécutif à la crise financière, Kueng Caputo s’étaient mises à travailler sur des projets qui ne sont pas uniquement destinés aux classes aisées de la société. Au fil des ans, elles ont ainsi développé des projets do-it-yourself. Elles enseignent aussi régulièrement dans des écoles de design suisses et surtout internationales, voyant là une occasion de réfléchir sur les pratiques actuelles du design et de chercher des solutions porteuses d’avenir. En outre, elles collaborent souvent avec des entreprises artisanales, dont elles estiment que le savoir-faire doit être préservé et valorisé. En 2016, par exemple, elles ont développé la série de porcelaines As If en étroite collaboration avec le fabricant de céramique traditionnelle Kin’emon Toen à Arita et sous la conduite de Teruhiro Yanagihara, dans le cadre d’un projet de développement économique japonais.

Plus les années passent et plus Kueng Caputo s’interrogent sur la pertinence sociale de leur travail, avec une conscience aiguë des courants et des forces qui gouvernent ce monde dans lequel elles évoluent. Pour Kueng Caputo, le Grand Prix suisse de design est l’occasion de s’accorder un moment de réflexion. « Cette récompense nous donne la possibilité de ré-examiner certaines choses, pour pouvoir nous repositionner après douze ans, faire une halte et voir dans quelle direction nous allons nous engager ensuite », déclare Lovis Caputo. Et Sarah Kueng d’ajouter : « C’est l’occasion de réfléchir à ce que nous, en tant qu’êtres humains et en tant que créatrices de design, devons faire dans l’état où se trouve notre monde actuel. »

Corinne Gisel

Kueng Caputo
© Foto: BAK / Marc Asekhame