Thomas Ott, 1966
Créateur de bande dessinée et illustrateur, Zurich
Thomas Ott (né en 1966) exerce à Zurich les métiers d'illustrateur et de dessinateur de bande dessinée. Il crée des univers sombres et étouffants qui n'appartiennent qu'à lui. Après ses études à la Kunstgewerbeschule à Zurich, il a travaillé pour de nombreux journaux et magazines européens. Entre sa première et sa dernière publication (Tales of Error et A Hell of a Woman), Thomas Ott a peaufiné sa technique de la carte à gratter. Les personnages et les scènes qu'il dessine en prêtant une attention particulière aux détails sont saisissants. Parallèlement, ses bandes dessinées muettes sont devenues plus riches et complexes, donnant vie à des récits kaléidoscopiques à la fois violents et fascinants.
La Confédération décerne un Grand Prix suisse de design à Thomas Ott. Elle le récompense ainsi pour la place unique qu'il occupe sur la scène suisse de la bande dessinée et de l'illustration ainsi que pour son indéniable rayonnement sur la scène internationale. C'est la première fois qu'un Grand Prix suisse de design est décerné à un réalisateur de bande dessinée.
Essai
Cruellement Bonne
Nous n'avons pas connaissance de la moindre recherche pour savoir si, après 1945, tout homme situé entre Moscou et New York n'a pas dessiné une tête de mort au cours de sa vie.
Mais même sans preuve utile, nous sommes convaincus que la tête de mort est une partie irrépressible de la mémoire collective - et qu'elle est sans doute beaucoup plus que cela.
Aujourd'hui plus que jamais, les tentatives d'épouvante et de menace hystérique au moyen de têtes de mort nous sont familières. C'est la peur des petits esprits, celle qu'on attise, ficelle et réchauffe en fin de compte de manière rigoureusement commerciale pour la servir tiède sur les tables de salle à manger. La tête de mort jouit... et se tait. Ott arrive après.
Le millionnaire et vedette de TV-réalité Robert Geiss, alias Roberto Geissini, de même que d'autres gourous du mainstream à la Thomas Sabo ou Ed Hardy, vendent leurs têtes d'oeufs luisantes en prêt-à-porter et sapent ainsi tout le plaisir dû à la peur et le respect de l'objet-culte. Ce n'est pas bien.
Leurs chemises, sur lesquelles crânes, croix et drapeaux américains se fondent en un triptyque d'insignifiance, s'accordent comme le poing sur la figure avec les gros bijoux à tête de mort et yeux de strass. Si, sur le chemin du studio de tatouage le plus proche, on tombe encore par hasard dans un crépitement de flashs, le bras se lève spontanément pour le salut sataniste. Presque comme au bon vieux temps de l'univers pop, où les Guns N' Roses fleurissaient dans les recoins les plus obscurs des cerveaux des jeunes et des midinettes.
Ceux qui ont entretemps fait effacer au laser et à grand prix les ramures ornant leurs fesses se parent depuis peu de dirndl à tête de mort à enfiler et ôter, comme la jet-setteuse Cora Schumacher. Et cela à risque nettement moindre. Pour un carnaval quelconque. Reste seulement à savoir qui épouvante le plus - le porteur ou le porté.
Dans le carnaval de José Guadalupe Posada, on fait aussi la fête. Mais autrement. Là, les squelettes dansent frénétiquement pour symboliser la réconciliation entre la vie et la mort, raillant ainsi une haute bourgeoisie déjà morte avant d'avoir vécu. Leurs crânes ricanent diaboliquement... et se taisent. Arrive alors Ott.
Quiconque est resté trop longtemps seul avec soi-même et s'est mis à croire que la mort était un esprit tourmenteur dangereux, aux tentacules bestiales, comprend après cela beaucoup mieux que la réalité et la fiction sont plus enchevêtrées dans la perception qu'elles n'en avaient l'air jusque-là. L'on ne peut que spéculer sur le temps qu'Ott passe chaque fois seul avec soi-même et fixe son verre sombre, car il trouve la mort cruellement bonne.
Dans ses histoires, il décompose sans concession la quête du bonheur en bûchers sanglants, les gens désireux de mener une vie ordonnée en un tas d'hystériques irréfléchis.
Il libère l'homme de son humanité. Montre de façon grotesque et ludique ce qui se passe quand on finit quand même par en arriver au pire. Piétine sans explication l'espoir de jours meilleurs et célèbre les méchants sans la moindre gêne. Dans cette chevauchée infernale à l'abîme, pas de prisonniers ! Ce n'est qu'ainsi que l'état de mortel est vraiment jouissif.
Enfin la clarté luit. Après une vie d'aliénation, des gens dévorés par le quotidien regardent la mort certaine en face, les yeux grands ouverts, mort qu'ils ont mise eux-mêmes en scène. Ou tout cela n'était-il qu'un beau rêve ?
Mort ou pas mort, telle n'est plus la question. Dans ce carnage noir et blanc qui fait suer, toutes les frontières se sont dissoutes depuis longtemps et le bord du monde commence.
Ott lutte avec ferveur pour les dernières âmes solitaires de la société. Assassins, buveurs, prostituées, mauvaises mères, rêveurs sans licou, il les mène tous plus ou moins heureusement au but - ou directement au tombeau.
Aux autres - malades, perdants, et damnés pour l'éternité - il souhaite une cordiale bienvenue dans son dernier voyage vers le cimetière des âmes innocentes.
PS :
On n'entendra pas Jim Morrison chanter « The End ». Lui gît dans un autre cimetière.
A.C. Kupper et Suzana Rozkosny
Traduction: Gilles Cuenat, BAK